Quand les couples achètent de l’art (ou pas)

Depuis le début de ma vie d’artiste, je suis souvent confronté à l’expérience suivante : une personne souhaite acquérir une de mes œuvres, disons que c’est un homme (je parlerai plus tard des cas où c’est une femme). Il est convaincu de l’acte qu’il s’apprête à réaliser, même si celui-ci implique un sacrifice. Si l’homme est seul, l’acquisition se fait directement sans entraves. S’il est en couple, les choses peuvent devenir compliquées : sa femme peut trouver le tarif exorbitant ou ne pas comprendre que son mari s’apprête à dépenser une somme colossale pour un bout de terre (cuite ou pas, c’est juste de la terre) ou pour une toile couverte d’huile. Si l’oeuvre est un nu féminin, elle se pose des questions sur l’attirance physique de son mari pour une autre femme, même si immobile, aveugle, sourde et muette. S’il s’agit du buste de son mari, elle est confrontée tout à coup à l’immortalité de son compagnon et à sa propre absence dans cette immortalité qu’elle ne partagera pas.

Je caricature la situation pour illustrer une réalité : la passion qu’on ressent pour une œuvre artistique est devenue, dans notre société d’un individualisme forcené,  une expérience solitaire. On n’arrive plus à communiquer les émotions ressenties, et encore moins, l’état de contemplation dans lequel on entre devant un objet esthétique.

Il y a quelques jours nous avons vécu cette situation de nouveau : un homme nous a recontactés pour commander le buste d’un collègue qui partait à la retraite. Il avait déjà commandé un buste il y a six ans, celui de son patron. Le nouveau tarif l’a un peu surpris (en six ans l’augmentation de la valeur commerciale de mes œuvres a été, c’est vrai, étonnante), mais il m’a envoyé les photos de son collègue sans hésiter. Il a demandé à sa femme de nous appeler pour fixer les conditions de paiement. Elle en a profité pour nous demander une réduction de plus de la moitié (de 60 %) « pour conclure le contrat ». Nous avons supposé une réticence plus profonde. Son marchandage n’était que la surface. Pour être sûrs de cela, nous nous sommes prêtés au jeu : nous avons proposé un tarif légèrement plus haut de celui qu’elle demandait. Cela a suffi pour qu’elle demande trois jours de réflexion :  à la fin, elle a refusé notre proposition. Son mari devra maintenant offrir à son collègue un cadeau plus conventionnel peut-être.

Il faut noter qu’il s’agit d’un couple dans une situation financière privilégiée. Quand une personne souhaite une réduction à cause d’une difficulté économique, baisser les tarifs pour rendre accessible une œuvre d’art est même réconfortant. Quand c’est du marchandage gratuit, c’est gênant.

Cet incident me rappelle un événement très drôle : lors d’une exposition de peinture où la plupart de mes toiles étaient des nus féminins, j’avais reçu la promesse de vente pour une dizaine de toiles avant l’heure du vernissage. Elle venait d’un groupe d’hommes qui étaient arrivés en avance parce que leur entreprise se trouvait tout près. Leurs femmes sont arrivées progressivement dans la soirée et les ventes sont tombées à l’eau au même rythme.

Prochain article : le besoin de transcendance des hommes.

dessin fusain et encre - Lartigue

2 réponses

  1. Avatar de maxime vivas
    maxime vivas

    Gérard a sculpté (sur sa proposition) mon buste dans des conditions sidérantes (dans une médiathèque, devant la presse, alors que je parlais avec le public et qu’il ne voyait que la partie droite de mon visage) et en temps record. Le résultat est saisissant. Ma compagne, habituée à voir des bustes de disparus à eu ce mot :  » Te voilà mortalisé ».
    Moi, je suis flatté et je ne cesse de dire l’immense talent de l’artiste. Abrazo, hombre.

    1. Ton buste m’observe souvent, avec Rushdie à sa droite et Coetzee à sa gauche. Trois écrivains déjà immortalisés par leurs mots. Maintenant c’est dans l’argile que leur regard est imprimé. Merci pour ton témoignage ! abrazo !

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