Oeuvre

Mémorial à Iracoubo (Guyane), en hommage aux personnes exhibées dans les “zoos humains” à Paris au XIXe siècle 

Sous l’égide de la Collectivité Territoriale de Guyane en partenariat avec l’association Moliko Alet+Po, nous avons accepté de participer à la création d’un monument destiné à redécouvrir la dignité des personnes exhibées dans des « zoos humains » au Jardin d’acclimatation à Paris à la fin du XIXe siècle.

Nous avons conçu un espace destiné à mettre en valeur la dignité des deux femmes, représentant les 47 personnes exhibées à l’époque. Elles se trouvent entourées d’objets de leur vie quotidienne exposés dans des blocs de résine transparente pour souligner l’ambiguïté du rôle du progrès technologique dans le passé. La résine fige ces objets en dehors du temps.

Nous avons consacré un an de travail intense à réaliser les deux sculptures taille naturelle en bronze (avec le concours de la Fonderie des Cyclopes) et le monument sur place (dont le chantier a été géré par l’architecte Chloé Le Bart).

Malgré les multiples obstacles dus à la distance, et à la nature très délicate de ce projet tournant autour des erreurs humaines du passé, nous avons vécu là une de nos plus belles expériences.

Juliette et Gérard
Inauguration le 11 août 2024

En Guyane, un mémorial historique pour « retrouver la vie là où elle a été perdue » 

Le monument réalisé par Juliette Demarbre et Gérard Lartigue et inauguré le 11 août 2024 à Iracoubo, en Guyane, rend hommage aux 47 autochtones exhibés dans les zoos humains européens à la fin du XIXsiècle

La scène est sobre, la composition épurée, et pourtant l’ensemble dégage une puissante émotion. Au centre du monument, deux femmes de bronze aux traits fins, le kalimbétraditionnel comme seul vêtement. Elles s’appellent Ahiemaroet Molko et dominent le spectateur. Dégagent-elles de la joie ? Pas vraiment. Sont-elles tristes pour autant ? Surement pas.Nous jugent-elles ? Encore moins. Après quelques minutes à croiser leur regard, elles semblent tout simplement apaisées. Comme si elles retrouvaient enfin leur juste place. 

« Il fallait que ces personnes retrouvent leur humanité bafouée » 

Ce monument pensé et réalisé par Juliette Demarbre, écrivaine, et Gérard Lartigue, sculpteur, rend hommage aux 47 Kali’nas et Arawaks, peuples autochtones de la Guyane et du Suriname, ayant été exhibés au Jardin d’acclimatation de Paris puis dans d’autres villes européennes en 1882 et 1892. Inauguré à Iracoubo, en Guyane française, l’œuvre inscrit pour la première fois cette sombre page de l’histoire coloniale dans la lumière de l’espace public. Dans ces véritables « zoos humains », les autochtones, à moitié nus malgré l’hiver étaient forcés à des mises en scènes humiliantes et épuisantes au milieu de plantes exotiques et d’objets traditionnels. Neuf n’en reviendront jamais. 

Autour des deux statues ont été exposés trois objets emblématiques des cultures amérindiennes de Guyane – une cruche, un éventail et un arc et une flèche – capturés dans des blocs de résine. Ces objets, confectionnés localement, sont semblables à ceux qui accompagnaient les représentations grotesques de la fin du XIXe siècle. Les artistes veulent y voir un renversement symbolique de l’histoire et une forme de réparation. 

La technologie, ayant permis la domination coloniale et ses cruelles injustices, vient désormais fixer dans le temps ces objets au cœur des cultures autochtones de Guyane et faire perdurer leur mémoire. L’arc et la flèche, seuls éléments de l’œuvre renvoyant au masculin, viennent, en creux, rappeler que l’on doit surtout la mise en lumière de cette histoire, au travail de femmes. De Corinne Toka-Devilliers, descendante de Molko et Ahieramo, fondatrice de l’association MolikoAlet+po, et initiatrice de la démarche, à Anne-MarieChambrier, représentante de la CTG (Collectivité territoriale de Guyane) ; de l’architecte Chloé Le Bart, qui a coordonné sur place la réalisation du mémorial, à Juliette Demarbre qui a dirigé les parties prenantes à distance pendant plus d’un an ;sans oublier les élues et fonctionnaires locales ayant soutenule projet.

Une œuvre vivante et pleine de contrastes 

Pour redonner corps à ces femmes dont seule la mémoire orale des peuples concernés gardait encore le souvenir, Gérard Lartigue a pu travailler à partir de photographies d’époques, exhumées des réserves du musée Quai Branly. « Dans notre travail, nous nous plaisons à retrouver la vie là où elle a été un peu perdue, à essayer de raviver l’étincelle de vie dans la matière. Pour cette œuvre, nous avons tout de suite compris qu’il fallait un monument, et non de simples bustes, afin queces personnes retrouvent face au monde actuel et pour les siècles à venir leur humanité bafouée à l’époque », commentele sculpteur. 

La touche de réalisme a fait son effet. La veille de l’inauguration officielle, plusieurs descendants ont pu admirer leurs ancêtres statufiés. « Elles semblent si réelles, c’est si beau ce que vous avez fait. Je n’ai pas les mots », s’épanche l’un d’eux auprès des deux artistes. Œuvre réaliste, le mémorial d’Iracoubo est aussi pleine de contrastes que les artistes invitent à décoder. À l’humanité et la chaleur de Molko et Ahieramo répond la froideur épurée du large socle en béton. « Toute l’œuvre est le fruit d’un jeu entre distance et la proximité, entre chaleur et froideur. Avec ce jeu, nous avons essayé d’imaginer le contraste que ces femmes ont pu ressentir, en arrivant en Europe », interprète JulietteDemarbre, la poétesse. 

Un monument suspendu entre deux temporalités 

Si l’histoire, rappelée lors des différentes interventions publiques ayant précédé le dévoilement de l’œuvre, est sombre, les artistes ont évité l’écueil de la victimisation. « Nous voulions reconnaître à ces femmes la responsabilité de leurs actes, rappeler qu’elles n’ont jamais perdu leur dignité même si, à l’époque, les Européens n’ont pas su la voir », rappelle Gérard Lartigue. Ahieramo, bien que bernée par les colons sur leurs intentions réelles, a par exemple entamé ce voyage de son plein gré. Encore une fois, c’est l’humanité des personnes, dans toute leur intégrité et complexité, que les artistes ont réussi à ressusciter. 

Pour Corinne Toka-Devilliers, la mission est accomplie« En ce jour, Molko et Ahiemaro ont retrouvé une humanité et une dignité qui leur ont été enlevées lorsqu’elles ont été exposées comme des sauvages», confie-t-elle, sans cacher son émotion.

Cette inauguration historique passée, quel avenir souhaitent les artistes pour leur œuvre ? « On aime à croire qu’elle durera et que les historiens du futur ne verront pas la représentation de deux Amérindiens, mais de deux humains, tout simplement », affirme Gérard Lartigue. 

Alors qu’elle incarne aujourd’hui une forme de rédemption historique, l’œuvre se dotera alors d’un sens nouveau : celui d’une humanité ayant définitivement tourné la page de l’histoire coloniale et de ses stigmates. Est-ce ainsi qu’il faut lire la présence d’un fossile, symbole de pérennité, à côté de l’éventail, évoquant le vent et son éphéméride ? Comme un discret rappel de la double temporalité entre laquelle le monument est suspendu. Perdu entre le jugement présent et la réconciliation prochaine. 

Enzo Dubesset, journaliste en Guyane

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