La voiture que nous avions louée à Cayenne pour la fin de notre séjour en Guyane se mettait à vibrer comme si elle allait tomber en morceaux dès qu’on dépassait les 80 km/hr. J’ai pris donc l’habitude de conduire tranquillement à la vitesse légale, même si des grosses voitures Mercedes, BMW, etc. nous dépassaient constamment. À cette vitesse nous pouvions profiter mieux du paysage. Tout était vert, dense, comme en train de pousser dans un grouillement de vie spectaculaire. On sentait que la végétation allait dévorer la route. Si on s’arrêtait, la vie de la forêt allait se nourrir de nos corps. 

J’ai pris conscience que le soleil affectait souvent mon état mental. Il tapait tellement fort qu’au bout de quelques minutes mon cerveau se mettait à fabriquer des images absurdes. Je voyais des bestioles partout, affamées, des moustiques minuscules qui attaquaient en groupe, en forme de nuage, des fourmis géantes prêtes à avaler notre peau, des sauterelles de la taille d’une main d’adulte, des serpents, des migales… parfois ce que je voyais était vraiment là, mais souvent c’était une ombre ou une simple construction cérébrale. 

Dans la voiture on se sentait protégé. La clim marchait parfaitement bien. On regardait ce monde grouillant de vie avec une certaine distance. Le goudron nous protégeait en quelque sorte. 

« Comment va ton doigt ? », me demande la Poétesse, surprise de voir mon index gauche replié, ce qui n’arrivait plus depuis sept mois déjà. C’est en enlevant le grillage qui servait de structure pour la sculpture de Molko que je me suis blessé un tendon, apparemment. Le fait est que mon doigt ne pouvait plus se plier. J’ai dû passer toute une série d’études, des radios, échographies, IRM, mais personne ne trouvait la cause de la rigidité soudaine de l’index de la main gauche. J’ai fait des dizaines de séances de kinésithérapie, j’ai porté des attelles, j’ai fait des exercices, mais rien : mon doigt est resté rigide pendant des mois. 

Molko est la première des deux sculptures de femmes que j’ai réalisées pour un mémorial à Iracoubo. C’est la jeune femme qui a été exposée avec d’autres personnes de sa tribu, les Kali’nas, au Jardin d’acclimatation à Paris à la fin du XIX siècle, dans ce qu’on appelait les « zoos humains ». 

Molko
Molko

Le doigt handicapé était devenu un symbole de ma relation avec les deux femmes sculptées. Il représentait le début des obstacles à venir, comme si le fait de ramener dans la matière une étincelle de vie de ces deux personnes était une affaire risquée. Elles avaient été déjà exposées devant un public qui n’avait pas les capacités de les apprécier au-delà de la surface, un public qui est resté au niveau de l’exotisme, sans la moindre considération pour leur vraie culture, pour leur éthique, pour leur sagesse, pour leurs idées, pour leur humanité. 

C’était le début de la mondialisation. Les différentes cultures allaient se confronter de plus en plus, à la vitesse du développement des communications. Et à l’époque, les uns ne savaient rien des autres, ce qui signifiait une communication tronquée et une source d’humiliations involontaires infinies. Molko et Pi’pi Ahieramo, la femme âgée, allaient être attentives à cette nouvelle exposition. Cette fois ça serait chez elles et cette fois c’est elles qui allaient observer le public. Il fallait les réaliser en retrouvant leur force de caractère, leur volonté, leur dignité rendue invisible à l’époque mais jamais perdue. Un regard serein et puissant. Une expression de paix et d’assurance. Le défi était énorme. 

La Poétesse et moi découvrons donc que mon doigt rigidifié depuis sept mois était libre, il pouvait se plier normalement, il n’avait aucun obstacle interne , aucune douleur. Il semblait complètement guéri ! On venait de passer sous une petite pluie qui m’avait fait penser à celle qui était tombée pendant l’inauguration, au moment où les chamans allaient jeter de la fumée sur Molko. Depuis des jours le soleil avait brillé avec toute son ardeur. Pas une fois il ne s’était laissé cacher par des nuages. Les heures passées à écouter les différents discours semblaient interminables sous la chaleur moite en ce matin du 11 août. D’abord Corinne Toka Devilliers, à l’initiative du projet, ensuite la maire d’Iracoubo, avec un message bien républicain à la recherche de l’harmonie entre les différentes communautés, quelques discours en langue autochtone, comme celui de la Yopoto Cécile Kouyouri , puis celui de Monsieur Serville, président de la Collectivité territoriale de Guyane, dans le même ton de recherche d’union que la maire, le discours neutre de l’ancienne ministre Christiane Taubira, et quelques discours de militants anticolonialistes, pour terminer avec le mien et celui de la Poétesse, dont je parlerai dans un autre article. Il y a eu des danses et des chants intercalés. À la fin, au moment du dévoilement des sculptures les nuages ont commencé à apparaître. Une petite pluie fine s’est mise à nous rafraîchir pendant la cérémonie des chamans. Les chants et danses et la fumée versée sur la peau métallique de Molko et de Pi’pi Ahieramo ont continué de façon plus intense. Nous avons appris plus tard que c’était un symbole fort. Positif. Cette pluie a un nom. Palam

La route est devenue floue. Mes yeux étaient mouillés. Je savais que les yeux de la Poétesse étaient dans le même état. J’étais habitué à voir mon doigt gonflé, tordu et rigide. Il fallait du temps, de la concentration, et petit à petit il arrivait à se plier un peu. C’était comme si lentement j’arrivais à faire passer le tendon par sa gaine, mais il restait quand même bien coincé. Et là, tout à coup il était normal, mince, flexible, libre ! Comme avant ce fameux jour où j’avais détruit le corps en argile de Molko une fois son moule réalisé.

Un projet qui au fond concerne le deuil n’est pas anodin. L’innocence écrasée par la mondialisation, l’humiliation de ne pas être reconnu comme un être humain, la mort d’une culture nomade, l’arrivée dévastatrice parfois de la technologie, de l’image envahissante, les distances détruites, tout cela avait besoin d’un deuil. Une fois le deuil vécu, on peut avancer à l’étape suivante. 

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