La fêlure

Un instant peut changer toute une vie. On a tous des moments clés qui font basculer notre trajet quotidien vers une direction inattendue et inconnue, parfois sans retour vers notre ancien mode de vie. Il peut s’agir d’une annonce, de l’arrivée d’une nouvelle qui bouleverse en profondeur le sens de tout ce qu’on faisait avant, ou d’un accident. Ça peut être un sentiment foudroyant, l’annonce d’une maladie, la perte d’un être cher. Ou tout simplement, l’arrivée d’une personne dans notre entourage qui apporte une vision différente sur le monde. 

Dans mon enfance, j’ai vécu un de ces instants fondateurs. Un petit accident de vélo avec fracture de crâne et perte de mémoire définitive des jours antérieurs. C’était une simple rue en pente, un vélo mal conçu (roue de devant, toute petite), un dos d’âne en bas de la pente, et l’envie de me surpasser. Comme ma mémoire a tout effacé de ce jour et des éléments qui sont liés (le vélo prêté, par exemple), j’ai dû inventer les images de cette rue au dos d’âne, et les « souvenirs » de la sensation vertigineuse d’une vitesse sans contrôle.  Au fil du temps, ces images ont pris des couleurs, des sons, et presque des odeurs dans ma mémoire. Tout inventé, bien sûr. 

Par contre, le moment du réveil à l’hôpital, seul, avec des douleurs partout, des bandages à la tête, au bras, aux jambes, sans savoir si j’étais dans ce sale état à cause d’un accident de voiture, de rollers ou de la chute d’un immeuble, est resté bien gravé dans ma mémoire. À huit ans, j’ai vécu pendant quelques heures la perte de toute ma famille, car ma tendance à considérer le monde de façon dramatique m’a fait opter pour l’accident de voiture. Toute ma famille était morte sauf moi. Plus tard, j’ai appris qu’il s’agissait d’un petit accident tout bête de vélo. Crâne fracturé, nez cassé, perte du goût de l’amertume, tendance à ne vivre que dans le présent, et le début d’une vie autour de la beauté. C’est ce que j’ai reçu comme cadeau ce jour-là. 

La raison qui m’amène à parler de cet incident vieux de plusieurs décennies est le fait de m’être trouvé de nouveau dans une rue en pente raide la semaine dernière, un dos d’âne tout en bas, et un vélo d’une conception étrange (pas de siège, des petites roues derrière ; moitié trottinette). Je ne sais pas à quel moment de ma descente le “souvenir” des images inventées de mon accident m’est venu à la tête. Peut-être juste avant de perdre le contrôle, ou pendant mon vol plané, ou au moment où mon crâne frappait avec force le poteau métallique. Ou après. Mais l’image de la rue qui descendait de façon abrupte et son dos d’âne en bas, était assez similaire à celle inventée par mon cerveau. Cette fois, je n’ai pas perdu connaissance. Une fois que j’ai ramassé mes lunettes et les morceaux détachés du vélo, et que j’ai rassuré un conducteur qui ne voulait pas partir avant de vérifier que j’étais dans un état acceptable, je me suis assis et j’ai laissé couler le sang, qui avait déjà recouvert mon manteau et mon écharpe, en attendant l’arrivée de Juliette, qui avait pris la bonne décision de descendre la rue à pied.

“Je le savais ! J’aurais dû écouter mon rêve !”, cria la Poétesse angoissée. Je ne retranscris pas les gros mots qui ont précédé cette phrase, et qui s’adressaient au destin, au ciel, aux démons ou je ne sais pas à qui, mais qui laissaient sortir la colère et la panique de l’instant. J’étais tellement sonné que je n’ai pas pu apporter un peu de tranquillité à mon amour. J’ai juste dit quelque chose comme : “Je crois qu’on doit aller à l’hôpital”. Elle venait de rêver la veille qu’elle se trouvait recouverte de sang sans savoir pourquoi. 

Je pensais que j’allais peut-être récupérer la mémoire perdue dans mon enfance, comme dans les films comiques où un personnage perd ses facultés mentales après avoir reçu un coup sur la tête, pour les récupérer plus tard suite à un autre coup similaire. Non, il n’y a pas eu de symétrie, sauf celle de mon œil tombant, qui se met à imiter l’autre œil, resté plus fermé depuis mon accident d’enfance. Peut-être resterai-je le même artiste sculpteur un peu absent, la tête dans les lignes, les couleurs, les volumes, à la recherche d’une vérité qui mène à la beauté.