Un monde de cinq mots

Cette année, nous n’avons pas envoyé de vœux de Nouvel An. C’est la première fois que cela nous arrive. Ce n’était pas par manque de temps, car, bien que nous soyons débordés de travail depuis quelques mois, nous trouvons toujours un moment pour écrire, surtout la Poétesse, qui doit tous les jours noircir des pages.

La raison en est plutôt d’ordre intellectuel. Le monde chaotique que nous vivons a provoqué un gros bogue dans nos cerveaux. Nous avons du mal à nous faire une idée « réelle » de ce qui se passe actuellement. Les médias deviennent une espèce de conglomérat de « réalités » différentes. Chaque personne se construit son propre univers et s’y agite comme si c’était LA réalité, comme si elle possédait la vérité. Certaines personnes savent que les réseaux sociaux dépendent des algorithmes qui s’adaptent à nos désirs, qui font de nous les cibles d’une manipulation commerciale et souvent politique, mais très peu de gens sont conscients du degré de manipulation auquel nous sommes soumis. 

En conséquence, nous sommes tous divisés intellectuellement et émotionnellement ; les ponts qui nous permettaient de nous retrouver en groupe se sont brisés. Communiquer est devenu tout un art pour éviter de froisser les sentiments de ceux qui nous sont chers. La société se morcelle dans de nombreux domaines. Pour éviter d’être taxé de « masculiniste » tout en évitant l’horrible écriture dite « inclusive » (qui divise tout sur son passage), j’utiliserai le mot « personne » dans le paragraphe suivant. 

La société est donc morcelée : d’un côté, les personnes jeunes et de l’autre, les moins jeunes, celles qui gèrent une entreprise et celles qui dépendent d’un salaire, celles qui travaillent et celles qui sont au chômage ou à la retraite, les binaires et les non-binaires (binarité inévitable, celle-ci), les homosexuelles et les hétérosexuelles, celles qui défendent un peuple lointain qu’elles ne connaissent pas, mais qu’elles défendent car il est habillé de tous les éléments propres aux victimes, celles qui considèrent que le pouvoir des islamistes est en train d’augmenter exponentiellement, celles qui croient aux frontières et celles qui se veulent généreuses au point de vouloir recevoir le monde entier (sauf chez elles), celles qui admirent Poutine, celles qui veulent défendre les valeurs européennes, celles qui luttent contre le capitalisme à partir de leurs smartphones, celles qui défendent les animaux (et s’attaquent aux plantes), celles qui défendent les animaux et les plantes et aimeraient manger de la matière inerte, celles qui luttent pour le bonheur de la planète et sont malheureuses quand elles tuent un escargot par accident, en marchant la nuit sur un champ mouillé envahi par ces êtres mous à la coquille fragile (elles pourraient être heureuses, car un autre animal aura de quoi manger grâce à ce sacrifice involontaire), celles qui croient encore à la science, celles qui luttent pour leur dieu, celles qui luttent pour qu’on leur fiche la paix avec les dieux, celles qui sont contre la guerre et ignorent qu’elles ont été choisies comme ennemies, celles qui sont pour la paix et savent qu’il faut lutter pour elle, celles qui font de leur corps une toile artistique pour y figer leur identité avec des textes et des dessins, celles qui ressentent du rejet pour tout ce qui émane des instincts, qui ne trouvent pas la beauté de leur corps, celles qui le cachent, celles qui pensent avoir le droit de faire ce qu’elles veulent de lui. Certaines personnes trouvent le monde dangereux, d’autres souhaitent que la société soutienne le suicide, certaines voudraient des limites à ce soutien pour prendre en compte les minorités vulnérables qui se sentiraient de trop sur cette planète. Il y a celles qui croient que le monde va bientôt disparaître, celles qui souhaitent précipiter sa disparition, celles qui reconnaissent que l’humanité a toujours pensé que le monde allait bientôt disparaître… 

Bref, toutes les possibilités se sont accentuées en éloignant les personnes les unes des autres. Ce phénomène est provoqué par les « chambres d’échos », c’est-à-dire les algorithmes qui créent pour chaque individu un petit monde bien à lui. Ceux-ci sont conçus pour atteindre nos émotions les plus intimes à travers des mages et de vidéos. Par exemple, si nous montrons un intérêt écologique dans nos recherches sur Internet, nous allons recevoir sur nos fils d’actualité des réseaux sociaux toutes les scènes les plus terribles des catastrophes naturelles. Si nous laissons deviner qu’un article sur une victime animale nous interpelle, nous allons recevoir des tonnes d’informations sur la torture, la violence, les abus et tout excès concernant des victimes animales. Des images insupportables vont polluer notre esprit. On donnera pour acquis que les autres personnes reçoivent la même information et que forcément elles arrivent aux mêmes conclusions. C’est un phénomène nouveau, car visuel et hyperréaliste, à la différence du passé où l’on savait que l’injustice existait dans le monde, mais on ne la voyait pas ; elle se trouvait trop lointaine et semblait abstraite. Il y avait plus d’enfants qui mouraient de faim, mais on n’y attachait pas trop d’importance ; c’était quelque chose « d’invisible » dans notre monde confortable. Aujourd’hui, on est dans son canapé et le monde entier se dévoile sur notre petite fenêtre, qu’on range dans la poche du pantalon et qu’on amène avec nous, partout. Le monde nous suit, sur les nuages dans un avion, sous terre dans le métro, au milieu d’une foule, au sommet d’une montagne ou au fond de la Creuse, pourvu que la 5G (ou 6?) couvre la zone.

Et, bien sûr, les personnes qui tirent profit de tout ont compris ce phénomène et se consacrent à réveiller les instincts les plus basiques pour obtenir des avantages pécuniaires ou de pouvoir. Cela va de la simple petite association qui demande des subventions pour une fausse cause, jusqu’au dictateur assoiffé de pouvoir qui essaie de casser les sociétés occidentales pour les affaiblir. 

Un exemple est le traitement médiatique du conflit israélo-palestinien, plus payant pour la manipulation des masses que les malheurs d’autres coins de la planète, car on y a tous les ingrédients pour fabriquer un bouc-émissaire, ce qui provient d’un instinct humain indétrônable. Sinon, comment expliquer que la mort de centaines de milliers de personnes au Yémen passe inaperçue, de même que les morts en Syrie (un demi-million) ou au Soudan ? 

Comme résultat, tout devient difficile à évaluer, et la confusion nous submerge. Nos experts se livrent à une guerre de communication, se contredisant mutuellement.

On sait que plus un peuple est informé, moins il est sujet à la manipulation. Le problème est  qu’aujourd’hui tout est réduit à des formules simplistes, propres à une communication rapide, efficace, vide. Cela mène à un manque de complexité dans la pensée. Nous sommes obligés de simplifier nos idées pour nous adapter au monde du SMS, du texto et du tweet. Un monde de cinq mots. Tout un univers, cette phrase ! 

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