Marguerite

ou un siècle de joie

La Poétesse me demande dans la voiture, pendant notre trajet à Grenoble, un peu endormie, car on a dû partir à cinq heures du matin, si je sais dans quel cimetière son corps va reposer. Je me rends compte que j’ai oublié de demander ce renseignement à ma cousine. J’ai juste l’adresse de l’église où la cérémonie aura lieu, tout près de là où ma tante habitait. J’ai du mal à l’appeler « ma tante », car elle était beaucoup plus que ça.

Avant ma naissance, Mimi avait accueilli mes parents, jeunes mariés, et les avait aidés à s’installer à Grenoble, où ma mère a conçu et « fabriqué » ma sœur aînée. Je l’imagine rassurée d’être près de Mimi pendant sa grossesse, se laissant choyer par celle-ci de temps en temps.

Mon imagination me joue des tours… Si je réfléchis un peu, Mimi n’était pas à l’époque (il y a une soixantaine d’années !) la grand-mère dévouée aux autres que je garde en mémoire. Elle avait à peine la quarantaine. Quand elle rencontre ma mère, jeune femme de 19 ans, elle s’occupe d’elle avec sa générosité légendaire, mais seulement en tant que femme avec un peu plus d’expérience de la vie.

J’ai fait la connaissance de Mimi à treize ans. Elle m’a surpris par son énergie, par sa sympathie naturelle, sa joie et sa douceur. Elle était toute petite et délicate, mais son assurance en imposait. Mes parents m’avaient envoyé passer l’été chez elle. Elle m’a vite adopté dans sa famille. À partir de là, sa présence a été constante dans ma vie. Elle a été témoin de mes succès, de mes échecs, elle est à la source d’une de mes premières expositions, elle a rencontré mes amis et les personnes qui ont partagé ma vie, elle a vu grandir ma fille… Elle était comme un point qui m’ancrait sur Terre, qui existait depuis toujours. Et qui existerait toujours.

La cérémonie a été très joyeuse, gaie, légère. Les trois enfants de Mimi ont chanté du gospel, ce qui a contribué à faire oublier un peu la mort. Des lectures, des témoignages (dont le mien), entre les interventions de la diaconesse, qui mettait l’accent sur le sourire de Mimi, ont illustré différentes facettes de sa vie. J’ai pensé que c’était vrai, que Mimi avait un sourire agréable, humain, compatissant, sincère. Pour moi, pourtant c’était son regard plein d’éclat, perçant, intense, solide qui la représente le mieux. Et ses cheveux dorés et courts, toujours soufflés vers le haut.

Les trois petites-filles prennent la parole. L’immense amour qu’elles vouaient à « Mamie » devient perceptible pour le public. L’une d’elles, Marie, porte dans son ventre l’arrière-petit-enfant de Mimi. Des cycles qui se croisent. Des bébés qui arrivent et des grands-parents qui s’en vont.

Puis le témoignage sincère, simple, douloureux d’une personne qui a su apprécier l’amour que Mimi donnait aux autres. C’était son auxiliaire de vie. En l’entendant sangloter au moment où elle cherchait à transmettre l’idée que Mimi possédait une force capable de changer le destin des gens, j’ai dû verser les seules larmes qui me sont venues pendant la cérémonie.

Pour les enfants d’une personne qui donne un amour immense à beaucoup de gens, c’est sans doute vécu comme une dissolution de l’amour parental. Les enfants veulent en général tout l’amour de leur mère pour eux, c’est naturel. Mais Mimi était capable de leur donner un amour infini, tout en changeant les destins des personnes qui croisaient son chemin.

C’était mon tour de témoigner. Je n’avais rien préparé. Je voulais juste être présent, être près de Mimi pour la dernière fois. Je ne connaissais personne, mis à part la famille. Je n’avais pas envie de parler de mon lien spécial avec ma tante. Pour certains, peut-être, j’étais une personne de plus parmi tous celles que Mimi accueillait dans son univers. Elle ouvrait son cœur à tous ceux qui souhaitaient s’y abreuver, et c’était quelque chose de beau. Chaque personne vivait de façon différente son lien avec elle. Je ne ressentais pas le besoin de définir le mien. J’ai alors parlé de l’aspect intellectuel de ma tante. De nos discussions autour des livres, de sa sagesse. Et de sa joie. Je n’étais pas à l’aise. Elle n’était pas là.

Son mari, Lazare, a lu un texte avec une voix qui nous a tous surpris. Une voix nette, passionnée. Le message m’a échappé ; j’étais saisi par la beauté de la scène. Un mariage qui dure trois quarts de siècle est rare. Ses deux fils l’ont aidé à se rassoir.

On a béni avec de l’eau le cercueil où reposait le corps, ce corps fidèle pendant un siècle à l’esprit vif et plein de joie de « ma tante Mimi ». J’ai touché le bois tiède avec l’envie de recevoir une dernière fois l’énergie qu’elle dégageait en vie. On fait des gestes étranges dans les situations liées à la mort. Le cercueil ne dégageait rien. Elle était ailleurs, à nous de la retrouver.

De retour vers Muret on a pris les petites routes, traversant le Massif central. Dix heures de trajet. La beauté du coucher de soleil entre les montagnes a été particulièrement saisissante. La paix arrivait dans mon être intérieur par petites vagues en conduisant en silence, ma main sur celle de la Poétesse, un peu orange sous les derniers rayons de soleil. Ses beaux yeux bleus irradiaient un optimisme nouveau. Chaque virage nous rappelait la présence de la mort. Ce n’était pas encore notre tour.

Il n’y a pas eu d’enterrement. Cela expliquait pourquoi je n’avais pas eu cette information à l’aller. J’aurais aimé visiter sa tombe de temps en temps. Encore un geste étrange, mais apaisant. Mon père aussi, est partout. Il n’a pas de tombe. J’aime bien imaginer qu’ils sont ensemble en ce moment. Mon père l’appelait « la grande Mimi ». Mimi riait. De ce rire guérissant.

Un cycle venait de finir. Mon destin a pris des chemins osés, de création, de liberté, de foi dans la vie, d’ouverture, d’émerveillement, d’art. Il s’est ressourcé souvent dans l’énergie inépuisable de la belle et grande Mimi. Aujourd’hui je consacre ma vie à créer des œuvres qui feront partie du patrimoine français ; dans chacune d’elles il y aura des étincelles de son regard. Un nouveau cycle commence

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